Colossal KOUROUMA

par Abdourahman Waberi

1. Oracle

Au physique, un colosse à l’étroit dans sa carcasse, une tête ronde bien soudée sur son tronc, des yeux narquois parfois ensommeillés, d’autres fois tout en vif mouvement. Des épaules carrées et larges, mues par la seule force du bassin. Un pas lourd avec l’âge mais assuré dans son déroulé. Une attention soutenue. Une écoute continue – Ahmadou somnole d’un seul œil pour vous prendre au dépourvu. Il a coutume d’ouvrir un œil de chat dont le furtif passage d’un souriceau a dérangé le sommeil. L’homme impose le respect sitôt qu’il vous tend la main. Il a le vouloir ferme, le menton droit et le rire tonitruant“Sa haute taille de statue d’Ousmane Sow… les mains courant le long du corps” en a impressionné plus d’un. (1) Ahmadou Kourouma est, pourtant, la simplicité faite homme. Je garderai toujours le souvenir d’un homme humble au rire rabelaisien, ne se prenant jamais au sérieux. Un être si généreux et si humble qu’il était le premier étonné chaque fois qu’un journaliste lui demandait une interview ou qu’un lecteur sollicitait une dédicace. Chaque fois que je le retrouvais en Afrique, en France ou ailleurs, il m’époustouflait par sa bonhomie, par son côté paysan malinké, enfin par ce manque de disposition intellectualisante qui le caractérisait et qu’on moquait fréquemment. Si facilement. Malgré le succès critique (qu’il a connu très tôt), les prix et les honneurs (tardifs), il n’avait jamais perdu l’essentiel, autrement dit le commerce avec les hommes et le sens de la convivialité. Toujours il s’évertuait à répondre positivement et chaleureusement à toutes les manifestations et à toutes les sollicitations. Il n’a pas rechigné à préfacer des livres, à écrire des textes de commande alors que sa vue baissait et que sa santé connaissait des éclipses. En compagnie des hommes, Ahmadou était ailleurs, plongé dans ses rêveries et ses pensées. En tout cas, il était hors de ce petit monde littéraire avec ses rites de passage, ses convenances et ses minuscules mondanités.

J’ai fait la connaissance d’Ahmadou, je veux dire d’Ahmadou en chair et en os, il y a une dizaine d’années à Djibouti, à l’occasion d’un Salon du livre qui devrait marquer beaucoup et pour longtemps les esprits locaux. Nous y étions tous les deux invités pour parler de notre travail d’écrivain. Moi, le fils de retour chez lui et couronné d’un petit succès pour mon premier ouvrage, le recueil de nouvelles intitulé Le Pays sans ombre. Lui, l’auteur de deux romans échelonnés sur une période de vingt ans, un classique vivant pour toute l’Afrique francophone et bien au-delà mais Paris n’en savait rien encore. Il fit ce qu’il avait à faire avec chaleur et amabilité. Je me souviens qu’un soir j’étais avec lui dans une bibliothèque de quartier à Balbala, le gros bidonville qui fait, à présent, la nique à la capitale, Djibouti, quand une poignée de gosses venus nous écouter religieusement, ont abordé crânement Ahmadou pour lui demander- le sommer serait plus juste – d’écrire sur “les guerres tribales” car le pays était encore en guerre civile, la première de sa très jeune histoire. Comme à son habitude Ahmadou éclata de rire, marmonna quelques mots peu convaincants avant de prendre congé de ses enfants fiévreux, retournés par la guerre civile djiboutienne. Quelques années plus tard, Ahmadou a publié Allah n’est pas obligé, un roman qui a connu le succès que l’on sait et qu’il a obligeamment dédié aux enfants de Djibouti. Il me souvient que quand le livre est sorti, personne n’a voulu croire qu’il l’avait écrit à la demande de ces enfants-là. Qu’est-ce qui a pu bien se passer dans sa tête pour prendre à la lettre ce type d’injonction somme toute fréquent en terres d’Afrique ? Un sens de la parole donnée ? L’envie de prendre au sérieux les espérances des enfants qui d’ordinaire n’ont guère voix au chapitre ? Mystère. Le rire du fils de Boundiali est la seule réponse tangible.

La dernière fois que j’ai eu Ahmadou au téléphone, il m’a dit qu’il était devenu un vrai exilé, le pouvoir de Laurent Gbagbo le considérant persona non grata en Côte d’Ivoire. Ses propos, ses écrits n’étaient plus tolérés dans son pays. Pire, une certaine presse le déformait ses déclarations à la presse française, le calomniait fréquemment. Pire, une partie de l’opinion sous l’emprise de l’ivoirité le rejette désormais. En réponse à toute cette crise, Ahmadou s’ancrait cette fois-ci dans le présent de la situation ivoirienne. Il était d’ailleurs en train d’écrire sur la situation urgente dans son pays. (2)

Comme d’autres avant lui, je songe à Wole Soyinka qui, lui, s’est retrouvé en prison pour avoir tenté de jouer les intermédiaires entre le gouvernement fédéral nigérian et la rébellion du Biafra, Kourouma a dû se sentir profondément tiraillé. Entre l’enclume du pouvoir officiel et le marteau “des gens du Nord” dans les bras desquels il est poussé : “Moi-même je suis accusé de soutenir les rebelles parce que je suis nordiste. Lorsque je préconise une conférence nationale, on m’accuse de vouloir faire partir Gbagbo. Tout ce que je propose est mal interprété” (idem). Restait le retrait, le silence et l’exil. Restait l’écriture, la seule véritable arme miraculeuse à sa disposition. Le fils de chasseur abandonnant la lance et le carquois, empoignant la plume ou tapotant nerveusement sur un clavier, remuant l’encre et sa cendre, soulevant l’alphabet des interrogations, scrutant la réalité une main en visière. Nous léguant, enfin, une œuvre reconnaissable par sa surcroît de liberté et sa grâce aux siens quand il faut.

2. Oraison

Dans le paysage littéraire africain, Kourouma est un cas atypique. Il avait étudié à l’Ecole des constructions navales de Nantes, puis à l’Institut des actuaires de Lyon pour épouser le métier d’assureur. Rien ne le prédisposait à la littérature. Et pourtant, il a su profondément renouveler la thématique de la littérature africaine. La trajectoire de l’homme tient du miracle. Il est venu à la littérature par hasard, à la suite d’une suite d’accidents. Il a raconté lui-même, lors des nombreuses interviews, les circonstances qui l’ont conduit à écrire son premier roman Les soleils des indépendances. Il sortait de prison. Il voulait témoigner de la condition faite à ses amis qui n’ont pas eu sa chance. Comme il ne pouvait pas écrire un essai sans se faire censurer, il a écrit cette chose bizarre, à mi-chemin entre roman et pamphlet politique. L’Afrique sortait alors de la colonisation. Aucun romancier n’avait encore raconté l’histoire de l’Afrique des indépendances. Kourouma n’avait donc aucun modèle auquel se rattacher. Il a écrit ce premier livre en intuitif et, ce faisant, il a inventé une nouvelle forme qui a eu la fortune que l’on sait. Etant vierge de toute forme ou théorie esthétique, il a pu faire preuve d’une grande originalité, d’une prodigieuse subtilité dans son appréhension de l’Afrique. Sa grille de lecture de l’univers africain est moins manichéenne que celle que nous propose, par exemple, un Mongo Beti ou un Sembène Ousmane qui se posent en révolutionnaires et en idéologues. C’est ce qui explique sans doute que les personnages mis en scène par Kourouma dans ses romans ne soient pas des victimes, mais plutôt des rusés – des griots, des traducteurs, des interprètes et des médiateurs – des “tricksters” comme les désigne l’anthropologie anglo-saxonne.

Un iroko est tombé le 11 décembre 2003, paix à son âme! Un ogre qui sent le soufre et l’encens à la fois. Il repose pour l’éternité dans le carré musulman du cimetière de Bron (Rhône, France). Il est temps de savourer et de célébrer son œuvre.

(1) Alain Mabanckou, Africultures,n°59, avril-juin 2004.
(2) Il m’avait d’ailleurs affirmé que ce tout dernier roman était bien avancé, aux deux tiers écrits.
(3) “Je suis en exil”, entretien avec Dominique Mataillet, J.A/L’Intelligent, n°2189-2190, 22/12/2002-4/1/2003, pp. 44-45.

Ahmadou Kourouma, l’auteur des romans, Les Soleils des indépendancesMonnewEn attendant le vote des bêtes sauvages, et Allah n’est pas obligé est mort en Décembre 2003.

Ecrivain et professeur d’anglais en lycée, admirateur déclaré du Somalien Nuruddin Farah, auquel il a consacré une thèse, Abdourahman Waberi a publié depuis 1994, aux éditions Le Serpent à Plumes et chez Gallimard, une huitaine d’ouvrages. Vous pouvez lire plus de Waberi sur waberi.free.fr.

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